André Giordan, mis en ligne le 5 juin 2010.
André GIORDAN
"Le sentiment d’une crise majeure de l’éducation dans nos sociétés modernes est aujourd’hui à peu près unanimement partagé. L’éducation, au cÅ“ur de la construction humaine, est appelée à se repenser, se refonder, inventer de nouvelles pratiques et en particulier à l’école, si elle veut sortir des contradictions et des impasses auxquelles elle se trouve aujourd’hui confrontée. Cette perception d’un état de crise de l’éducation et de l’enseignement ne date pas d’hier, ni même de l’après-mai 1968. Tout le XXème siècle est parcouru par la perception, le constat ou l’annonce de cette crise comme exprimant ou accompagnant la crise de civilisation des sociétés occidentales"
Cette citation n’est pas d’aujourd’hui, elle date de 2000. Elle est extraite d’’un article de Bruno Mattéi paru dans la Revue de Psychologie de la Motivation (N° 29) dont le thème général était "L’art de vivre au troisième millénaire".
Dans sa « lettre aux éducateurs » de la rentrée 2007, le nouveau Président de la République français, avait annoncé son intention de « refonder l’école ». « Donner le maximum à chacun au lieu de se contenter de donner le minimum à tous. Voilà comment je souhaite que nous prenions désormais le problème de l’éducation et particulièrement celui de l’école. Cette refondation de notre éducation, elle ne pourra être accomplie qu’avec le concours de tous les éducateurs.
La volonté politique ne peut suffire à elle seule. » Il en est résulté la « réforme » des horaires et des programmes de l’école primaire (incluant les enseignements préscolaires) conduite par Xavier Darcos qui représente un grand bon en arrière puisqu’elle s’inspire des Instructions officielles de 1923 ! Ont suivi l’« accompagnement personnalisé » et la « réforme du lycée », pas inintéressantes en soi, mais présentées au « pas de course », sans véritable stratégie d’accompagnement et dès lors illisibles. Le tout sur fond de réduction de postes, d’évaluations d’écoles mises sur la place publique et surtout d’un sentiment de « coups médiatiques » pour masquer en fait des mesures d’économies, plutôt que de volonté politique de repenser vraiment l’école.
S’agit-il alors de réclamer le retour aux programmes de 2002 ou d’en rester au lycée actuel pour que l’école soit au service d’une politique de civilisation ?.. Le retour au passé, la lamentation sont contre-productives : il ne suffit pas de critiquer les projets, il s’agit d’avancer des contre-projets. Par exemple, en matière de programme de lycées si on s’en tient à la supposée « réforme » en cours (2010), tout notre système scolaire est construit en descendant, à partir des classes préparatoires aux grandes écoles. Chaque année n’est conçue que comme une propédeutique à l’année suivante. De plus, ces programmes ne devraient pas reprendre la forme de nomenclatures de savoirs disciplinaires, même mâtinés de compétences. L’enjeu essentiel est éludé : les savoirs de l’époque ne sont pas proposés par l’institution scolaire.
Il s’agit dès lors de sortir des habitudes, et notamment du corporatisme disciplinaire, pour se demander quels sont les savoirs vraiment « porteurs » pour un jeune d’aujourd’hui, afin de lui permettre de comprendre et de vivre dans une société en mutation qui doit rester démocratique ? D’évidence, apprendre à écrire reste un objectif prioritaire, mais pas en se limitant à la seule dissertation. Faire un rapport, réaliser une note, établir une synthèse, savoir prendre des notes, écrire un article, développer un argumentaire ou une intrigue sont autant de passages obligés. Dans le même temps, apprendre à parler, à argumenter, à prendre du recul, à être critique, à être curieux, à avoir une bonne estime de soi et à entreprendre sont tout autant indispensables.
Au-delà de ces bases inévitables que ne propose pas ou si peu le lycée actuel, le jeune reste tout autant illettré s’il n’a pas appris à rechercher, trier et à critiquer l’information, y compris visuelle, s’il ne s’approprie pas un optimum de savoirs sur le droit – ne vit-on pas dans une société de droit-, sur l’économie ou sur l’éthique. Pourquoi attendre la terminale pour commencer la philosophie ? Désormais, il faut comprendre l’autre différent, gérer des conflits, changer son regard sur le monde, pourquoi l’anthropologie n’est-elle pas présente ? 9 enfants sur 10 habitent la ville, pourquoi n’apprennent-ils pas les bases de l’urbanisme pour lire leur cité ?
De même, pourquoi la sociologie, la psychologie, l’analyse des institutions, l’histoire des idées ne sont-elles toujours pas au programme des lycées ? Tous ces savoirs sont tous indispensables pour comprendre notre époque, au même titre que la culture des techniques ou de la production industrielle, toujours dévalorisée, méprisée, alors que les objets et la consommation envahissent nos vies. Pouvoir les décoder intelligemment, en décoder les usages et les limites font partie du bagage de base... Toutefois, tout n’est plus que contenus et contenu disciplinaire ; des savoirs transdisciplinaires sont à introduire, des savoirs organisateurs sont à définir pour éviter l’émiettement des connaissances.
Les démarches, comme l’analyse systémique, la pragmatique, la modélisation sont des outils tout autant nécessaires pour décoder un monde complexe et incertain. Et pourquoi pas renouveler la rhétorique, tant il est important de communiquer et de convaincre.
Enfin l’apprendre, pourquoi n’est-il pas non plus au programme ? Cette immense lacune est reconnue de tous, apprendre à apprendre n’a rien d’évident ; elle n’est pas une retombée automatique des autres apprentissages. Pendant ce temps, d’autres savoirs continuent à être enseignés, uniquement pour… l’examen, par habitude, comme beaucoup de savoirs mathématiques inutiles ! Dans cette discipline, beaucoup de savoirs algorithmiques seraient à évacuer ; leur apprentissage gaspille un temps énorme alors que la plupart d’entre eux bloquent, et l’imaginaire, et la pensée...
Mais la question des programmes n’est pas la seule grande question à traiter dans une réforme de du lycée… La question de l’apprendre est tout autant dramatique. Tout n’est pas affaire d’heures de cours, contrairement aux discussions en cours. L’institution scolaire demeure une institution des moyens, et non pas des résultats ! Que de temps perdu dans les classes… Parfois dans une heure de cours, seules 10 minutes restent efficaces ; le reste est passé en organisation ou pour faire de la discipline. Ensuite que de temps gâchés parce que les élèves attendent passifs que l’enseignant commence à enseigner.
La manière de transmettre et l’organisation du lycée sont à (re)penser. Les recherches sur l’apprendre montrent que ce n’est pas quand le professeur dit ou montre que l’élève apprend. Bien au contraire, cette pratique quand elle devient permanente démotive ou inhibe l’élève ; il apprend à « consommer » des notions. Sans questionnement, sans repères, rien ne fait sens pour lui ; cette méthode unique lui enlève même le désir d’apprendre et le goût pour les études.
Le recours à de l’activité (projet, défi, intrigue, travaux de groupe,..) paraît certes à introduire. Seul l’élève peut apprendre ; lorsqu’on ne prend pas en compte leurs conceptions en classe, celles-ci persistent et même peuvent se renforcer. Sans freiner l’enthousiasme des innovateurs, il importe cependant de prendre conscience que les pédagogies dites « de la construction » ont également de grandes limites ; surtout qu’une dérive existe : on confond souvent activité et apprentissage.
Apprendre implique que l’élève ne soit pas seulement « actif » (avec ses mains ou ses pieds), il doit être d’abord « auteur » (avec sa tête) ! Il lui faut tout à la fois élaborer un nouveau savoir et en même temps, déconstruire celui qu’il maîtrisait déjà . Il apparaît certes important de partir des élèves (ce qu’ils sont, ce qu’ils savent, ce qu’ils croient savoir, ce qu’ils ignorent).
Toutefois, partir des élèves ne veut pas dire y rester !.. Beaucoup d’autodidaxie est à injecter dans le lycée. Ce qui ne veut pas dire que l’enseignant doit disparaître. Beaucoup reste à faire à ce niveau... Apprendre est un processus complexe et paradoxal ; croire qu’il existerait une seule et « bonne » méthode est trop réducteur, l’enseignant doit pouvoir jongler avec plusieurs. Toutefois, un environnement didactique complexe mis à sa disposition par l’enseignant ou l’équipe d’enseignants est mieux à même de pouvoir motiver le lycéen, l’interpeller, le nourrir et l’accompagner.
A terme, la fonction du professeur deviendra plus celle d’un éveilleur, d’un repère, d’un confident, d’une sage-femme, d’un metteur en scène des savoirs que celle d’un transmetteur d’informations. Sur ce dernier plan, d’autres médias (DVD, Livre, document, Internet,..) sont bientôt plus pertinents, dans lesquels les enseignants auront sûrement un rôle d’élaboration et de critique. Le métier va sûrement fortement changer dans les prochaines années, la profession doit s’y préparer sous peine de disparaître !
Mais pour s’approprier une culture, tout n’est pas qu’affaire d’enseignements. Pour qu’une dynamique émerge, d’autres tabous institutionnels restent à rompre. Leur contestation ne manquera pas de faire quelques vagues elles aussi. À commencer par la question du temps scolaire ; pivot de l’école ; il est le symbole à la fois de l’importance des disciplines, de la représentation de l’école et de sa structure temporelle. Le découpage du temps scolaire est un formidable outil... pour l’administrateur, pas pour le pédagogue.
Ainsi la grille horaire rythme la pédagogie de l’école, tant elle est incrustée dans les têtes, les mentalités et les représentations. Les conséquences de ce mirage sont désastreuses : il est impossible d’intéresser un élève à tel poème ou telle Å“uvre d’art et de le remotiver avec la même intensité trois jours ou une semaine plus tard, entre un match de football en cours d’EPS et une interrogation écrite de maths ! Comment sublimer des sentiments ou faire émerger une émotion, un regard en le saucissonnant ! On souhaiterait préparer les jeunes au pitonnage et à la consommation débridée, qu’on ne s’y prendrait pas autrement !
L’enseignant quant à lui, peut-il établir une communication passionnée avec trente ou quarante élèves pendant 55 minutes et recommencer 15 ou 18 fois par semaine ? Et répéter 36 fois dans l’année la même formule d’emploi du temps prépare-t-il à la créativité et à l’innovation ? Par ailleurs, ce découpage est incompatible avec la diversité des rythmes des élèves, des pratiques interdisciplinaires, l’autodidaxie et l’ouverture de l’école. Tout devient rigidité, morcellement et immobilisme, alors qu’apprendre est inventivité, diversité et changement.
Le lycée devrait introduire vite des temps flexibles. Des moments – courts pour enregistrer une technique, effectuer un échange de savoirs-, longs -pour élaborer une synthèse – ; et des ruptures de temps : des après-midi banalisés pour un projet, des semaines centrées sur un regard transversal, des moments personnels en studiolos pour concentrer l’apprenant sur une étude personnelle. Il devrait encore pouvoir faire place à des temps aléatoires quand une occasion unique se présente – une rencontre, une actualité, une exposition- qu’il faut saisir à tout prix.
Et pourquoi travailler toujours en classes de 24 ou 30/40 élèves ? Autre tabou ! À certains moments, l’enseignant pourrait faire classe devant 100 élèves... quand il dicte un cours, fait une démonstration magistrale ou passe un film. À d’autres moments, il devrait pouvoir se consacrer pleinement à un petit groupe pour accompagner une recherche ou travailler auprès d’un seul élève au prise à un blocage. Comment permettre autrement à l’élève de face à une difficulté épistémologique ou à un obstacle où l’affect est à prendre en compte ?
De même, pourquoi toujours cette unique relation : une classe, un enseignant, une heure, une discipline ? La juxtaposition d’actions, l’empilement d’approches ne peuvent déboucher que sur un brouillage dans la tête du jeune. Un simple graphe peut être enseigné à travers quatre rituels différents en physique, en mathématiques, en sciences et en géographie ! Des moments transversaux relient les savoirs, suscitent le questionnement et créent du sens. Et cela d’autant plus que les grands challenges auxquels la société est confrontée nécessitent de croiser plusieurs approches.
Toutefois, penser le lycée seul ne suffit plus : c’est vers une société apprenante qu’il faut avancer. La fin du XIXème siècle et la seconde moitié du XXème avaient vu se développer une floraison de mouvements d’éducation populaire. La société de consommation, relayée par la télévision les a fait disparaître ou les a relégués dans des rôles de « prestataires de service » ; ce qui limite considérablement leur portée éducative. Le lycée ne peut être envisagé qu’en interaction avec les autres lieux de savoirs : les musées, les théâtres, les maisons de la culture mais aussi Internet, les différents médias, les cafés « intellos » qui fleurissent et les mouvements d’échanges de savoirs. Il n’est plus le seul lieu, sa spécificité demande à être précisée. Il n’a pas non plus de raison d’être automatiquement et immédiatement après le collège. Etc
Tout est dans une formation des personnels (pas seulement des enseignants) . Or ce n’est pas la réforme administrative en cours qui y prépare !
Reste par contre une autre et importante question à traiter, celle qui est à l’origine de la crise actuelle et, bien plus grave, de la déprime chronique du corps enseignant : la stratégie de « réforme » de l’institution scolaire. L’actualité médiatique concentre l’attention sur les moyens (effectifs des enseignants, contenus des programmes, horaires…), sans poser un autre des problèmes de fond… celui du changement. Un lycée, comme toute organisation, est un système. Or sans culture des systèmes, rien ne se passe ou plutôt des effets contraires émergent. Trente ans de réformes successives pour beaucoup non préparées, partagées, évaluées ont le plus souvent bloqué la dynamique de ces établissements...
Un peu de recul montre que les vrais changements ne se "décrètent" pas d’une part, et d’autre part qu’ils ne sauraient venir seulement d’en haut ! Toute organisation réagit de la sorte. Dans tout système humain (individu, service, entreprise, institution), le fait de proclamer un changement - d’autant plus si celui-ci est immédiat et brutal - est ressenti comme un diktat. Ses membres non impliquées, non consultées, le vivent presque toujours comme une agression.et réagissent en opposant toute l’énergie de leurs résistances. La réformée autoritairement imposée reste sous-tendue par un profond sentiment de non-reconnaissance par les personnes et les groupes.. Les mesures seraient-elles favorables ou porteuses d’innovations qu’il en serait ainsi !
Les personnels se sentent pas écoutés, leurs efforts pas pris en compte : le changement devient un déni. Automatiquement, elle mobilisent leurs « freins » pour se maintenir en l’état. L’exemple des TPE (travaux personnels encadrés) est le plus démonstratif ; à tous les échelons, des élèves aux inspecteurs, des résistances ont fusé lors de leur implantation subite, avant qu’ils soient encensés quand un autre ministre les... a supprims ! Il en résulte à chaque fois un peu plus d’immobilisme. Il n’est pas étonnant que la plupart des enseignants attendent la prochaine réforme ! Les lycéens, moins blasés ont choisi de gesticuler ; ils demandent également à être écoutés et à participer à l’évolution.
L’institution est ainsi bloquée par l’incompétence en matière de système et de changement de ses ministres – aujourd’hui il faut ajouter celle d’un président omniscient- et de leurs cabinets. Si l’on chiffrait les pertes dues à cette non-prise en compte de « l’écologie » des organisations, on prendrait conscience du coût de ces contre-attitudes dans la conduite du changement . Une première estimation montre qu’elles sont au moins 10 fois supérieures aux économies réalisées par la suppression des postes. Il est scandaleux que nos brillants économistes de Bercy ne les prennent jamais en compte.
Un changement réussi est de l’ordre de l’informel, du complexe et du paradoxal. Il s’opère d’autant mieux qu’il s’effectue inconsciemment, un peu comme les variations du rythme respiratoire qui se produisent à notre insu. Il s’élabore d’autant plus efficacement qu’il prend appui sur les potentialités que tout système possède pour évoluer.
Paradoxalement, c’est au moment où l’on s’accepte dans ses propres manques et où l’on se sent reconnu que l’on peut entrer plus facilement dans un processus de changement. C’est alors que les ressources et les compétences deviennent facilement mobilisables pour parvenir aux fins souhaitées.
Le respect et la valorisation des personnes et des groupes de personnes dynamisent les évolutions. Nombre d’enseignants sont déjà prêts à s’y lancer, si on les reconnaît dans leurs efforts et leurs compétences, et surtout si on les accompagne dans leurs faux-pas. Car, contrairement à ce que l’on suppose généralement, les idées et les innovations réussies ne manquent pas au Lycée. Le problème est qu’elles sont peu connues, pas évaluées, rarement mutualisées, et surtout jamais valorisées. La plupart du temps, les enseignants les entreprennent en cachette de peur de se faire taper sur les doigts.
C’est - à la base - cette culture du changement et de la veille qu’il s’agirait d’injecter dans nos organisations, et pour commencer dans les programmes du lycée. Peut-être même faudrait-il inclure ces savoirs sur les systèmes et le changement dans le « socle commun de connaissances ». Ce serait déjà certainement très profitable à nos hommes politiques et aux élèves de l’Éna...
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