Brigitte Liatard, mis en ligne le 13 décembre 2010.
Jamais la classe n’a été aussi silencieuse, les visages sont fermés. Succédant à la CPE, la responsable de la Brigade Départementale de Protection de la Jeunesse réitère sa demande : plusieurs élèves de cette classe de 4° d’un collège du sud-est ont fugué ; ils sont partis avec du matériel de camping et l’on craint qu’ils ne se soient installés au bord de la rivière que les pluies torrentielles de cet automne menacent de faire déborder.
Il est évident que certains de leurs camarades sont au courant. Mais parler ? Ne pas parler ? Dénonciation ? Voire délation ? Les choses ne sont pas claires dans l’esprit de ces adolescents et la question du secret n’est pas au programme du collège. [1]
Pourtant on le constate année après année, les jeunes, quel que soit leur âge, sont les confidents de leurs camarades à longueur de journée, et souvent les dépositaires d’informations que le fait de garder pour eux peut être lourd de conséquences. Si la question se pose particulièrement dans le cadre de la médiation par les pairs, aux médiateurs confrontés à ce qui pourrait, avant analyse, apparaître comme un dilemme "aider ou balancer", elle concerne en fait tous les jeunes, particulièrement en collège et en lycée.
C’est pour travailler cette question que nous avons réalisé avec nos élèves un outil que nous avons intitulé "aider ou balancer ». Ce questionnaire répertorie un certain nombre de situations vécues par eux ou par des camarades et dont ils ont été les confidents ou les témoins : projet de fugue, camarade frappé par ses parents, vol d’un stylo de marque, photo compromettante mise sur Internet, pratique du jeu du foulard, projet de suicide, triche généralisée, élève isolé et harcelé, correspondance sur la toile avec un inconnu et demande de rencontre etc.…Il est impressionnant de constater que dès la classe de 6°, les enfants ont déjà été confrontés à la plupart de ces situations et un enseignant nous disait en avoir appris davantage en une séance sur ce que vivaient ses élèves qu’en une année d’enseignement.
Notre façon de procéder est simple. Nous distribuons aux élèves une feuille présentant les situations énoncées plus haut, accompagnées d’un certain nombre de réactions allant du "je ne fais rien" au "j’interviens immédiatement pour dire ce que j’ai vu", en passant par diverses propositions plus ou moins créatives. Une ligne permet à chacun de faire d’autres propositions ce dont certains ne se privent pas.
Cet exercice peut se faire avec une classe entière d’élèves. En faisant lever la main, nous découvrons les situations dont ils ont particulièrement envie de parler et en choisissons quelques unes parmi la douzaine proposée. Cette façon de procéder a l’avantage de travailler sur ce qui les concerne et de ne pas attiser leur curiosité sur des pratiques qu’ils pourraient ne pas connaître, comme les jeux d’étranglement par exemple.
A partir de la situation qui rassemble le plus grand nombre, nous discutons ensuite des différentes réactions et des conséquences qu’elles entraînent. Ce travail, fait à froid, permet de s’interroger, sans la pression de l’urgence, comme dans le cas de la fugue présentée en début d’article ; et la réflexion menée marque les esprits des adolescents qui y repenseront quand ils y seront confrontés.
Parmi les situations les plus fréquemment choisies, celle du jeune, témoin du vol d’un stylo par un camarade qui signale ensuite sa disparition à l’enseignant en pleine classe, revient souvent. Cas fréquent et particulièrement délicat qui entraîne un débat passionné. Certains qui ont opté pour l’attitude "je ne bouge pas" se posent des questions sur les suites : les vols risquent de continuer et "ne rien faire" n’est ce pas "faire" ? N’est ce pas cautionner l’injustice et permettre la poursuite des vols en toute impunité ? N’y a-t-il pas là une forme de complicité ? Une autre réaction, qui est celle de l’intervention immédiate avec dénonciation du camarade concerné, si elle soulage la conscience et permet de se faire bien considérer de l’enseignant, parait suicidaire.
Témoigner ainsi devant toute la classe, c’est bien évidemment s’exposer à des représailles. Certains élèves proposent alors d’autres façons de donner le nom du coupable, en rencontrant "discrètement" l’adulte qui traitera le problème ou en remettant un "petit papier". Mais on sait aussi que rien n’est "discret" dans un établissement scolaire et que tout se sait : l’adulte informé saura t-il s’y prendre ? Saura t-il choisir les mesures adaptées, "protéger" celui qui a "balancé" ?
Le témoin ne peut il qu’être partagé entre silence et délation ? Et s’il passait du rôle de témoin à celui d’acteur, donnant une chance à celui qui a "pris" le stylo, peut être dans un mouvement impulsif qu’il regrette, de le rendre ? Retrouver celui qui a "emprunté" le stylo, discuter avec lui dans un endroit protégé, lui faire savoir "qu’il a été vu" et qu’il pourrait sans doute restituer le stylo, telle est l’attitude subtile proposée par certains ados. pour trouver une solution qui convienne à tous. On se plait à constater que ceux qui ont suivi la formation à la gestion des conflits et à la médiation sont à la fois plus créatifs pour trouver des réponses originales et respectueuses de leurs valeurs et également plus prêts à rencontrer un adulte pour lui confier la situation, mais pas n’importe quel adulte, il s’agit généralement d’un membre de l’équipe de médiation.
Utile pour l’ensemble des élèves, cette séance devient indispensable quand un établissement fait le choix de la médiation par les pairs. Car la charte du médiateur, rédigée en 1995, par les premiers médiateurs le précise bien : « Le médiateur ne rapporte pas ce que vous lui avez dit, il est discret et a droit à votre confiance » Mais de quelle discrétion s’agit –il ? quelle est cette « confidentialité » à laquelle s’engage le médiateur, mais qui concerne tout enfant, toute personne qui a promis « de ne pas le dire », de garder un secret ?
Confident ou témoin d’un projet de fugue ? D’un harcèlement prolongé ? D’une intention suicidaire ? Que faire ou ne pas faire ? À la culture prégnante de « l’omerta » et de la loi du silence on répondra non pas par la morale, mais on réfléchira aux conséquences du silence et d’une complicité et on opposera la loi à non assistance à personne en danger (article 223-6 du code pénal) ; celle ci ne s’applique pas seulement aux problèmes de santé et de blessures auxquels correspond maintenant la formation aux premiers secours, elle concerne aussi les situation à risque que nous venons d’évoquer.
C’est une véritable découverte pour nos adolescents que d’apprendre que leurs parents peuvent être poursuivis pour n’avoir rien fait quand des cris provenaient trop souvent de l’étage voisin. Et l’objection « nous on n’est pas des balances » revient fréquemment. Travailler sur les termes, c’est travailler sur les concepts : qu’est ce qu’une « balance » ? Quelle est l’origine du mot ? Quels en sont les synonymes ? Le sens en est il tout à fait identique ? Y a t il une différence entre la dénonciation et la délation ? [1] Un vrai débat s’engage enrichi par un petit apport historique et une comparaison de notre culture avec celles d’autres pays, auxquels les jeunes sont très sensibles
Car même chez les adultes le sujet peut être brûlant dans un pays marqué par la collaboration, la délation et les représailles. Nos jeunes découvrent qu’il y a d’autres cultures que la culture latine et que dans les pays anglo-saxons on ne parlera pas de « dénoncer » mais de « témoigner » ou « de poser un acte civique » quand on va dire que son voisin ne respecte pas la loi. Ils découvrent stupéfaits qu’en Finlande, personne ne surveille les étudiants qui concourent et que celui qui se risque à tricher est « signalé » par ses camarades. Ils peinent à imaginer qu’en Allemagne, celui qui voit une personne passer le portillon sans ticket, et qui ne bouge pas, peut être puni au même titre que cette personne. Par contre ils admettent davantage ce qui arrive maintenant chez nous, à savoir l’obligation d’’intervenir ou de faire intervenir la police si on voit une personne qui a visiblement trop bu, prendre le volant
D’eux-mêmes ils essaient de distinguer une « dénonciation » dont l’objectif serait la protection de l’intégrité des personnes et la délation qui rapporterait à son auteur des avantages matériels. Ils citent les fameuses affiches avec photos placardées aux États Unis et promettant des sommes d’argent à qui facilitera l’arrestation ; en lycée certains évoquent des pratiques semblables dans certaines banlieues et les dérives qu’elles ont entrainées, comme à Villiers le bel où la promesse d’une somme importante proposée à l’automne 2007 aux habitants qui donneraient des indices sur les auteurs de coups de feu sur les policiers, a entrainé un nombre important d’arrestations…puis de remises en liberté…bien évidemment !
Un sujet vaste et passionnant qui va permettre de mieux cerner le rôle du médiateur et de la confidentialité qu’il s’est engagé à respecter. Mais il comprend aussi que la confidentialité ce n’est pas se taire, c’est ne pas utiliser de façon nuisible contre la personne ce qu’elle a confié : ce qui est totalement différent.
Difficile après ces débats de ne pas nous interroger nous adultes, car leurs questions nous interpellent ! Et nous quels choix faisons-nous ? Acceptons nous de prendre des risques au lieu de penser, facilement : « Cela ne me regarde pas ! ».
Brigitte Liatard
Ce texte a paru également dans Non-Violence Actualité, N°314 janvier fevrier 2011.
Renseignements et contacts sur le site www.mediacteurs.com et le blog http://mediActeursng.canalblog.com
Notes
[1] Jean-Paul Brodeur et Fabien Jobard, Citoyens et délateurs, Editions Autrement, Collection Mutations.
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