Marie-Françoise Bonicel, mis en ligne le 13 mars 2014.
Et si la dépendance n’était pas seulement l’affaire des vieux mais bien celle de la communauté humaine ? Les trois auteurs, avec trois lectures de la même réalité, trois registres d’analyse et trois référentiels différents, refusent la notion de dépendance telle qu’elle est ordinairement admise en particulier dans le monde professionnel de l’action sociale et médicosociale. Ils ouvrent la réflexion qui aurait dû, depuis longtemps déjà , présider aux divers protocoles de prise en charge ou de placement, et interrogent à la fois le mot et l’idée de dépendance en l’articulant notamment avec son antonyme officiel, la fameuse autonomie, hautement prisée, mais qui elle aussi relève du mythe ou du fantasme collectif.
Cette analyse sociologique, philosophique et psychologique permet de construire un regard critique sur nos pratiques sociales et de donner des bases pour penser autrement notre rapport personnel, professionnel et citoyen aux personnes dont on a vite fait de dire qu’elles sont devenues dépendantes. Bienvenue donc au pays de la dépendance, matérialisé dans une étonnante carte du tendre où chacun trouvera ses repères !
Michel Billé est sociologue et conférencier spécialisé dans les questions relatives aux handicaps, à la vieillesse et à la transformation des structures familiales.
Marie-Françoise Bonicel est psychologue, gestalt-thérapeute, consultante et formatrice dans diverses institutions de santé, de soins et d’éducation.
Didier Martz est philosophe, professeur, conférencier, animateur de cafés philo, chroniqueur radio et auteur
d’ouvrages sur la vieillesse et le handicap.
ISBN : 978-2-7492-4028-2, www.editions-eres.com, Prix : 14 €
Par Hélène Genet, poète
Un titre adressé à la dépendance, figure emblématique de notre paysage social, récente et pourtant déjà familière, figure que nous tutoyons tous les jours, sans y penser vraiment... sans songer à toutes les pratiques, toutes les représentations qu’elle véhicule innocemment, sans réfléchir au programme qu’elle contient ni aux douces injonctions qu’elle banalise. Il était donc temps de « s’y coller », afin d’examiner ce qui se joue dans cette étiquette, dans ce concept médico-administratif si promptement galvaudé.
Marie-Françoise Bonicel, Michel Billé et Didier Martz ouvrent ici la réflexion qui aurait dû depuis longtemps déjà présidé aux divers protocoles de "prise en charge" ou de "placement", interrogeant à la fois le mot et l’idée de dépendance (que l’on envisage communément avec une sorte de terreur), en l’articulant notamment avec son antonyme officiel : la fameuse "autonomie", hautement prisée, mais qui elle aussi relève du mythe, ou du fantasme collectif.
D’un côté il y aurait des personnes dépendantes (c’est-à -dire les personnes âgées qui ne peuvent plus subvenir seules à leurs besoins vitaux), quand en réalité tout être humain est intimement et définitivement tributaire de ses congénères comme du milieu qu’il s’est fabriqué : les auteurs rappellent ici que le rapport de dépendance est bien ce qui nous tient les uns aux autres, ce qui nous lie, ce qui nous sauve même, et Michel Billé montre que son premier synonyme est "solidarité". De l’autre il y aurait l’autonomie, en vérité l’indépendance physique et matérielle, sur laquelle on rabat allègrement la liberté en général, et en particulier le fantasme de ne rien devoir à personne ; pourtant, originellement, ce mot désigne au contraire la capacité à agir librement, c’est-à -dire à partir de l’incorporation de la loi commune (auto-nomos), ce que chacun a à accomplir pour soi-même, sans quoi il n’y a ni morale ni liberté. Il y a là une incroyable perversion linguistique que Didier Martz déconstruit patiemment.
Ainsi, l’opposition de ces deux termes, dépendance et autonomie, qui court dans l’imaginaire collectif, entretient la fable libérale de l’individu souverain rivé à sa jouissance personnelle, évacuant les véritables enjeux de cette grave question, celle de la haute vieillesse, ainsi que ce que nous devons à notre condition humaine : cette belle fraternité que convoque et promeut Marie-Françoise Bonicel.
C’est donc dans ce contexte, contre cette dérive, qu’il faut travailler, et cela passe d’abord par la méditation. Pas de charte, pas de nouvelle loi, mais la méditation : que chacun réfléchisse à ce qui s’organise là sous nos yeux et surtout sous notre responsabilité.
Michel Billé, sociologue, membre de la commission "Droits et libertés" pour la Fondation Nationale de Gérontologie, retrace l’histoire de ce concept somme toute récent, qui remplace l’invalidité mais se démarque soigneusement du handicap, et qui s’enracine dans la rationalisation administrative de l’accompagnement dû à nos concitoyens vieillissant. Il nous alerte ensuite sur les effets profondément délétères de l’étiquetage qui entame et détériore le sentiment identitaire, jusqu’à la déshumanisation. Enfin il débusque l’hypocrisie de cette stigmatisation, dans un monde où en réalité chacun est plus que jamais dépendant de la technique aussi bien que de ses congénères, à travers une synchronisation des comportements et des consciences qui fait douter de notre prétendue autonomie. De fait, il se pourrait bien que nous soyons tous, massivement, "assignés à résidence".
Didier Martz, philosophe et vieux routier des chemins de la servitude, vous entraînera dans un "voyage au pays de dépendance", hanté par cette question : "Que reste-t-il de la personne, de sa dignité, quand elle a perdu tout ou partie des qualités qui faisaient d’elle une personne ?" Et sur le plan politique, il s’agit aussi de comprendre comment et pourquoi l’exclusion perdure, au cÅ“ur même d’une société bardée de principes moralo-éthiques et qui brandit à tout bout de champ l’égalité de tous et le respect de chacun. Au fil d’un dialogue au parfum platonicien, la pensée se cherche et déploie les présupposés, les écueils et les enjeux idéologiques de cet embarrassant concept de Dépendance, qui s’enracine directement dans notre idéal du sujet conscient, individualisé et libre. Envisagée comme l’épreuve suprême, c’est à se demander si la dépendance ne signe pas en même temps l’échec de nos concepts les plus fertiles.
Marie-Françoise Bonicel, psychologue, consultante et formatrice dans diverses Institutions de santé, de soins et d’éducation, se demande enfin comment l’on peut "panser la dépendance" et nous invite à renouveler notre regard sur la vieillesse comme sur ces possibles sujétions qui nous attendent. Explorant le temps et l’espace de cette dernière phase de nos existences, elle en esquisse les secrets, les richesses potentielles, car il s’agit bien d’un final, c’est-à -dire ce qui parachève le sens d’une vie : à ce titre, c’est une expérience parmi d’autres, qui recèle ses propres trouvailles. A travers des témoignages variés, elle nous permet cependant de mesurer qu’on ne saurait habiter paisiblement ce temps de "déprise" qui requiert rien moins que "le courage de l’abandon", sans l’accueil, l’hospitalité, sans une bienveillante et nécessaire solidarité, en quoi s’exprime notre humanité.
Au fil de la pensée au travail, on soupèse ainsi notre réelle difficulté à envisager ce vécu de la dépendance, si déprécié, aussi bien que la complexité de la notion, parasitée par les préjugés et la tentation de l’exclusion. Dans nos colloques d’experts et nos innombrables comités d’éthique, il faut constamment rappeler que la dépendance ne désigne pas un état de faits (ce que le mot tente bien de faire croire) ; c’est seulement une étiquette qui, comme telle, menace constamment la liberté des individus au moment précis où il s’agit d’en garantir l’exercice ; c’est aussi un concept - et même un outil - économique et politique : parce qu’elle circonscrit et isole une partie de la population, parce qu’elle détermine la quantité de moyens alloués, parce qu’elle structure et désamorce certains rapports de force, et enfin parce qu’elle désigne un état du corps post-moderne dont le politique a à répondre. Ainsi le maniement de cette notion exige une extrême méfiance ; il convient surtout de travailler sans relâche à déjouer les enjeux liberticides qu’elle recèle.
L’urgence sociale dans ce siècle jeuniste, ce n’est pas la gestion des vieux que dénonce Michel Billé, c’est le respect, et même l’amour ose Marie-Françoise Bonicel, que nous leur devons. Non pas de pieuses exhortations, mais bien l’indication d’une dette, à la fois sociale et personnelle, ainsi que la promotion d’un certain courage moral. Les réflexions se croisent, se répondent, s’enrichissent, travail obligé de la pensée sans lequel l’éthique n’est qu’un slogan ou un alibi. Il ne s’agit pas ici de peaufiner notre bonne conscience, mais, dans les pas de Didier Martz, de prendre le temps de rééduquer nos idées, de se forger une responsabilité. Il s’agit aussi d’admettre notre maladresse, notre ignorance, souvent même notre arrogance à l’endroit de nos proches en dépendance, afin d’accéder à une véritable attention (qu’il faut comprendre dans son sens originel : l’action de tendre l’esprit vers), toutes choses sur lesquelles nos anciens auraient bien des leçons à nous donner, si seulement nous savions les écouter.
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