FrançaisEspañolEnglish
Accueil du site Pour une école motivante

André Giordan, une multitude d’univers ?

fontsizeup fontsizedown Enregistrer au format PDF

Claire Héber-Suffrin , mis en ligne le 12 février 2025.

Article paru également dans la revue Educ’Freinet.

Une multitude d’univers [1] par la diversité de formes de ses engagements. Expérimentateur pédagogique, enseignant-chercheur, chercheur citoyen et compagnon de citoyens-chercheurs, ami critique des pédagogies coopératives, théoricien de l’Apprendre, anticipateur d’une école démocratique. Une multitude d’univers par la diversité des champs de ses intérêts. Écologie, éducation, didactique, pédagogie, institution scolaire, culture, physique, biologie, cuisine, histoire et géographie principalement du pays niçois, muséologie, santé, citoyenneté, changement, accès partagés aux savoirs scientifiques, recherche citoyenne, interdisciplinarité et transdisciplinarité, jeux traditionnels.

Une multitude d’univers par la diversité des concepts qui lui permettent d’analyser le réel. Complexité, incomplétude, inattendu, imprévisible, incertitude, émergence, apprentissage, coopération, réciprocité, territoire apprenant, système, engagement, motivation, statut de l’erreur… Et, parce que c’est nécessaire à la validité de toutes ces formes, de tous ces champs, de l’utilisation cohérente de tous ces concepts, il nous faut « Apprendre ! » [2].

Pour avancer sur l’éducation, l’instruction, la formation, la professionnalisation, nul ne peut, selon moi, se passer des apports essentiels d’André Giordan sur l’« Apprendre ! »

Ne nous complique-t-il pas la vie ?

Même pour se brosser les dents, Laurent Dubois [3] commence à envisager les interactions entre la brosse à dents, le dentifrice, les mouvements de sa main, l’impact sur sa santé bucco-dentaire, et même l’effet de cette routine sur l’économie mondiale et l’environnement en raison du choix de la brosse à dents et du dentifrice. Il se retrouve à analyser la chaîne d’approvisionnement du dentifrice, les politiques de santé publique autour de l’hygiène dentaire, et à se demander s’il contribue à la destruction de la planète avec son choix de brosse à dents non-biodégradable. Bref, une simple routine matinale est devenue une session, presqu’une obsession, d’analyse systémique complète, et tout cela, c’est grâce, pourrait-on dire, à André !

Et tout cela, à cause de qui ? Du pitchoun André [4]

Comment a-t-il pu, en faisant découvrir à Laurent Dubois comme à nous tous, la complexité de la complexité, nous « compliquer » ainsi la vie ? Quel est donc le maître mot qui explique cette intrusion, somme toute bénéfique, dans nos pratiques et, peut-être dans nos vies globalement ? C’est le mot « engagement ».

Il était un « cancre ». Il décrit un enseignement qui ne l’intéresse pas, des contenus qui ne le concernent pas, basés sur des choses qu’il ne connaît pas, une culture qui est si peu celle de sa famille qu’il ne comprend pas ce qu’on lui demande. On lui enlève son « pouvoir d’agir » : par exemple quand on lui propose d’écrire sur ses « Ã©tats d’âme après la visite d’un musée de peinture » mais il n’est jamais allé dans un musée ! Il ne sait pas comprendre, donc ni dire ni analyser qu’il n’a pas les références pour s’intéresser à ce qui se fait à l’école ! Il est donc seul responsable, ou plutôt coupable, du fait que cela ne fonctionne pas ! Tout est si loin des formes culturelles dont il ne voit aucun rappel dans sa vie familiale et sociale. Il se souvient même qu’aucune aide à la compréhension des règles du jeu scolaire ne lui est proposée. Et, ce qu’on lui propose comme projections, si jamais, au cas très improbable où il réussirait, ne « colle pas » à la seule projection familiale vécue : agent de la SNCF, comme l’est son père qu’il admire tant !5

Chercheur, il va identifier la part de l’engagement de l’apprenant dans son apprentissage !

À l’École normale d’instituteurs, il va découvrir, raconte-t-il, la culture ! En même temps qu’il va éprouver les bienfaits de la reconnaissance. La rencontre de personnalités qu’il admire pour leur travail, leur ouverture et leur attention va l’aider à tenir le coup et à apprendre son métier de chercheur. Il saura lui-même, à son tour (expression qui dit tant de choses !) jouer ce rôle de mentor pour aider celles et ceux qu’il rencontre à aller au-delà de ce en quoi ils se restreignent. Ce faisant, il s’est en permanence ouvert des champs d’exploration nouveaux pour lui.

Enseignant

J’ai toujours été frappée, émue plutôt, de la fierté avec laquelle il rappelait qu’il avait été instituteur, professeur de collège, professeur de lycée, avant de devenir professeur d’université. Il connaît l’institution de l’intérieur, ses ressources, ses possibles, ses freins, ses blocages, ses verticalités, ses a priori…. Il sait que tous ces « niveaux » d’enseignants sont aussi importants les uns que les autres : sans doute une des sources de la parité qu’il a toujours manifestée, de la recherche en équipe qu’il a toujours revendiquée, du travail en réseau qu’il a toujours préconisé. Ayant la volonté de ne pas reproduire ce qu’il avait vécu négativement, il sait expérimenter, alimenter la confiance en eux-mêmes des élèves, observer pour s’améliorer et enrichir le système et les situations pédagogiques à vivre. Il sait reconnaître ceux dont il s’est inspiré (Freinet).

L’enseignement, pourquoi ? André a souvent manifesté sa volonté de participer à la création d’un monde plus juste. « En sus, écrivait-il, il me fallait une revanche sociale ». Je crois qu’il pensait sans cesse à celles et ceux qui continuent à être catégorisés (c’est-à-dire accusés selon l’étymologie grecque du verbe catégoriser des personnes) comme cancres, mauvais élèves, etc. Ceux-là sont véritablement une des sources principales de ses engagements ! C’est pour eux qu’il veut travailler à une revanche sociale, à leur revanche sociale possible !

Sa volonté d’être un bon enseignant lui ouvrira un champ de recherche nécessaire. Son esprit de chercheur fera de lui un bon enseignant. Je relie ceci à l’expression utilisée par l’ICEM : praticiens-chercheurs. Quelles étaient alors ses questions : que retiennent-ils vraiment, les élèves ? comment apprennent-ils effectivement ? comment faire pour qu’ils ne s’ennuient pas ? comment mieux comprendre les obstacles qu’ils rencontrent ?

« Il me faut les écouter ! Dialoguer avec eux, leur proposer des activités qui les intéressent », des projets enthousiasmants, en faire des apprenants-chercheurs !

Un enseignant, s’il s’engage pour ses élèves, ne peut manquer d’être en questionnement permanent !

Cette volonté de comprendre l’entraînera vers des expérimentations qui attireront le regard de grands noms de la recherche en éducation. Sa « boulimie des savoirs » (sic) et des expérimentations se développera en raison même des questions posées, des réalités appréhendées, de ses engagements pour changer les choses. « J’entrepris plusieurs cursus dans des domaines extrêmement variés, par plaisir du savoir, pour compenser mon manque de culture initial. »

Pour André, impossible de ne pas s’engager

S’engager comme apprenant, enseignant, chercheur, citoyen, compagnon de travail, ami !

S’engager, c’est conjointement apprendre, rencontrer, projeter, s’impliquer, risquer, faire de ses erreurs des occasions d’apprendre, transformer les difficultés en chances de questionner ses questions. S’engager, c’est tenter d’atteindre des optimums dans des changements nécessaires à essayer. Remettre « en question » la place des dispositifs, des institutions, des disciplines les unes par rapport aux autres : qu’est-ce qui marche quand ça marche ?

Penser la réalité, c’est vouloir sortir des silos. Les champs qui traversent toute réalité sont singuliers et reliés : politique, associatif, vie sociale au quotidien, engagement civique, vie affective, vie spirituelle, vie professionnelle… Accepter la réalité d’une pluralité de rationalités, leur simultanéité, leurs imbrications…. André savait en permanence voir au-delà du réel perçu le réel possible, au moins à essayer. Toujours il nous invitait à cette aventure ouverte avec une discrétion étonnante. Une pensée éthique, donc.

Une aventure de recherche des possibles, d’accompagnement et de compagnonnage. Une pensée pédagogique, également.

C’était aussi une pensée politique : on ne peut faire une humanité viable que si la personne y occupe la place centrale, la personne comme réalité en mouvement pour sa propre construction et nécessairement solidaire et responsable des autres.

C’est à partir de cette perception de la personne qu’on peut parler d’une philosophie de l’engagement.

« Quoi que tu fasses est dérisoire, mais il est essentiel que tu le fasses ». Citant Gandhi, c’est ainsi qu’André nous invitait à l’engagement.

Cohabitent en moi la tristesse de la disparition d’André, la mémoire de vingt-sept ans de compagnonnages multiples et le plaisir de vous inviter à plonger dans cet ouvrage, un trésor de pistes : elles ne peuvent qu’enrichir les militants d’une éducation efficiente, émancipatrice, humanisante.

Notes

[1] Jérôme Saltet et Claire Héber-Suffrin (coord.), André Giordan – Chercheur, passeur de savoirs, pédagogue, citoyen engagé, Niçois passionné, « patientologue », Chronique sociale, 2024.

[2] André Giordan, Apprendre !, Belin, (1998) 2016.

[3] Laurent Dubois, (didacticien), « La Vie d’un labo », in André Giordan, note 1.

[4] Ce que l’on disait de lui, enfant.


» Document(s) à télécharger

Journée de réflexion Apprendre et toujours partout
. Document PDF - 1.9 Mo

 

Livre André Giordan
. Document PDF - 504.2 ko

Dans la même rubrique

» Utiliser les crises pour travailler sur les valeurs
» Quels objectifs pour une éducation en vue d’un développement durable ?
» "FABuleux objets"
» Apprendre ! Oui… mais l’obstacle est souvent ailleurs… dans l’apprendre à apprendre.
» Que cache la supposée fainéantise de nos élèves adolescents ?
» Les compétences socio-émotionnelles : pourquoi elles sont essentielles aux élèves
» Questions d’autorité
» Le handicap dans notre imaginaire culturel
» Philippe MEIRIEU—Le plaisir d’apprendre. Manifeste
» Que peut apporter la "Clinique" aux Enseignants"
» Agir sur le Climat scolaire : une approche systémique
» Pour décontaminer l’erreur de la faute dans les apprentissages
» L’audition en cours de musique : une prise de risque pédagogique et affective
» Déployer la motivation
» « Le bonheur d’apprendre, de comprendre et d’entreprendre »
» Cessons de démotiver les élèves : 18 clés pour favoriser l’apprentissage
» La désorientation de l’enfant face au jeu et au travail
» Les enjeux sociaux occultés de l’évaluation
» Facteurs incontournables du développement de l’enfant
» Eloge de l’éducation lente
» Accompagnement d’enfants et d’adolescents en difficulté scolaire
» Apprendre. Henri Bergson ( 1923)
» André de Peretti. Pédagogue d’exception
» Notes ou pas : où est le problème ?
» Le désir d’apprendre : un oublié de l’école…

Mentions légales | S’abonner | Plan du site | Accessibilité